Le processus paradoxal d’identisation
J’ai proposé d’appeler “identisation” le va-et-vient conflictuel entre l’identité et le projet de changement (individuels ou collectifs). Dans le dernier chapitre publié (n° 332. “Souffrances, traumatismes, coping et résilience dans la vie”) j’évoque le mythe de l’île Vanuatu : “l’arbre et la pirogue” analysé par Joel Demaison dans sa thèse, (1985) :
Tout homme est tiraillé entre deux besoins contradictoires et pourtant majeurs :
- le besoin de la pirogue, c’est à dire du mouvement, du voyage, de l’arrachement à soi- même, à sa communauté ;
- le besoin de l’arbre, c’est à dire l’enracinement à l’identité, l’attachement à sa communauté.
Les hommes errent constamment entre ces deux besoins, en cédant tantôt à l’un, tantôt à l’autre.. jusqu’au jour où ils comprennent que c’est avec l’arbre que l’on fabrique la pirogue. (j’ai envie d’ajouter que la pirogue peut aussi voyager pour sauver l’arbre.. ) « L’arbre est la métaphore de l’homme, l’homme qui se tient droit dans son ‘lieu’plonge avec lui dans l’assise sacrée de la profondeur. La profondeur prime sur l’étendue. L’homme-arbre ne vit que par le groupe- pirogue ».. A partir du « trajet-fondateur » d’arrivée sur l’île, la société mélanésienne « s’affirme tout autant comme une société de racines que de voyages » » (1986, p. 518).
Mais je voudrais ajouter aujourd’hui l’exemple de l’identisation lorsqu’intervient une crise identitaire, par exemple chez une personne âgée qui commence à perdre ses repères temporels et spatiaux. Voici un dialogue réel vécu par Hélène, qui me l’a fidèlement rapporté, avec beaucoup d’émotion :
« Le téléphone sonne, je prends la communication.
- Je suis Sylvie, (je ne reconnais pas qui parle)
- Sylvie ? Sylvie comment ?
- Je suis Sylvie, répète la personne (Je ne reconnais toujours pas la voix)
- Sylvie Redon ? (Elle ne répond pas directement !)
- Je te téléphone pour te dire qu’on va déménager !
- Ah bon ! Pourquoi vous déménagez ?
- Je sais pas, ils me l’ont pas dit !.. Mais tu sais, on va dans une maison qui est la même que celle-là.. la même qu’ici ! .. Et puis Alain (leur fils) va habiter pas loin, dans le Sud ! .. Je ne peux pas te parler longtemps au téléphone ! Tiens, voilà Jérôme (son mari), il veut te parler ..
Jérôme prend la communication
- Sylvie me dit que vous déménagez ?
- Pas du tout ! elle dit des bétises .. il n’est pas question de ça, ces temps-ci ! (ceci dit très calmement).. Au revoir ! ».
(Le nom et les prénoms ont été changés, bien sûr !)
L’identisation, comme articulation paradoxale entre l’identité et le projet, est manifestement à l’œuvre dans cet équivalent de rêve ! L’identité personnelle est troublée (elle ne répond pas à la question de son identité), le projet (déménager dans le Sud) est paradoxalement harmonisé par l’identité de la maison (la maison du Sud est la même que celle d’ici !) et par le maintien de l’identité maternelle (son fils est ici mais il sera là-bas, lui aussi).
Bien sûr, l’identisation ne peut se comprendre sans les aspects historiques, sans replacer les conditions personnelles et de contexte, sans la dynamique émotionnelle qui accompagne inévitablement tout conflit, toute crise.
Pierre Tap